Une lune caramélisée apparaîtra à l’horizon et se perdra entre les nuages. Cette histoire se déroulera au fond de la cité, loin du centre-ville et des quartiers à édifices luxueux. Cette histoire se déroulera dans un secteur populaire de la banlieue où la saleté des maisons se mélange à la noirceur du ciel grisâtre. Dans un quartier portuaire qui au début des années 1900 était habité par la classe moyenne, mais qui sera devenu le royaume du chômage couvert de rouille. De l’une de ces maisons détériorées, l’homme sortira. Il fermera la porte, mais ne la verrouillera pas. Il portera un costume brun usé par le temps. D’un pas lourd et lent, il se dirigera vers le fleuve. Son énorme silhouette se perdra dans le brouillard du soir qui s’installera lentement.

À quelques coins de rue de chez lui, le paysage se transformera abruptement en un décor manufacturier. L’homme deviendra un petit point noir se déplaçant entre les grilles des énormes usines abandonnées. En voyant ces dernières, il marmonnera en pensées une réflexion sur ces espaces négligés. Puis, il finira par oublier qu’il pensait à ces usines désaffectées; alors une voix émergera de son esprit pour comparer ces images à sa détresse et à sa solitude.

"Je me demande comment l’homme oublie ce qu’il a créé, pourquoi il abandonne ce qu’il a mis tant de temps à concevoir? (Ces édifices vides, ces ferrailles abandonnées et corrodées par le sommeil du temps sont le miroir de mon existence, le reflet d’un visage desséché qui perd son souffle lentement)"... 

L’homme, ignorant tout ce qui se passe autour de lui, ne répondra pas. Le propriétaire n’émettra aucun jugement; il sait que depuis que cet homme vient à son café, il n’a jamais été accompagné par personne d’autre que ses pensées. L’air mélancolique, l’homme fixera la porte du regard le temps de sucrer les deux cafés, comme s’il s’agissait d’un rituel. Trois sucres pour celui d’en face et juste un grain pour le sien. Les trois messieurs suivront ses mouvements avec étonnement. L’un d’entre eux murmurera : « Ça recommence encore, il paye pour un café qu’il ne boira pas ». Comme si l’homme voyait apparaître un être aimé, son visage changera instantanément. À la commissure de ses lèvres se dessinera l’ébauche d’un sourire et une larme effacera la dureté de ses traits. Les trois messieurs regarderont vers l’entrée du café. La porte bougera poussée par un courant d’air, mais personne n’entrera dans ce café oublié par le temps. Le propriétaire ira s’asseoir à la table des messieurs et dira : « La partie est commencée ». Ce dernier mouvement rétablira l’équilibre. L’homme maintiendra son regard fixé sur la chaise d’en face. Les autres lui lanceront un regard de fou qui traversera le café en diagonale. Il commencera à jouer aux échecs lentement et machinalement, comme s’il était l’un de ces vieux automates mécaniques qui amusaient des milliers de spectateurs vers la fin des années 1700. Avec chaque petit détail, cette nuit deviendra un tout.

L’homme tournera le coin de la rue adjacente au fleuve et entrera dans un cul-de-sac. La seule lumière allumée de ce passage obscur sera celle du café. Des rideaux très épais ne laisseront pas voir l’intérieur depuis le trottoir. L’homme ouvrira la porte et une odeur d’eau stagnante rongera les narines des trois messieurs assis près de l’entrée. Le contour de l’homme fumant sa pipe se découpera dans les lumières d’une voiture qui circulera sur la rue du fleuve. Étant donné sa corpulence, il devra se mettre de côté pour passer l’embrasure de la porte. La fumée de sa pipe cachera partiellement son visage le temps qu’il parcoura le damier du plancher. Sur les murs seront encadrées des dizaines de coupures de journaux racontant des faits-divers et des moments marquants du quotidien mondial. L’homme ira s’installer dans le coin opposé aux messieurs. Un échiquier sera déjà préparé sur sa table, les pièces blanches de son côté. Avant de s’asseoir, il enlèvera sa veste et la mettra sur la chaise devant lui. Le propriétaire préparera deux cafés au lait dans des verres qu’il enveloppera d’une serviette de papier et qu’il servira avec deux verres d’eau. Il ira les porter à la table de l’homme qui tournera l’échiquier pour avoir les pièces noires devant lui. Le propriétaire, voulant entretenir une conversation, demandera « Ce ne sera pas vous qui ouvrirez le jeu ce soir? ». 

- Papa, pourquoi est-ce que ces hommes nous regardent? (Peut-être que tu n’existes pas). Ne te laisse pas intimider par leur présence. Ils sont toujours expectants de ce que je fais. Tout comme moi, tu vas finir par t’habituer, c’est juste pour cette nuit, une seule nuit. (Ou peut-être que tu es dans mon intérieur). Mais, tu m’as dit la même chose hier et je t’ai déjà tout raconté mille fois. (Ou peut-être que tu fais partie de mes souvenirs). S’il te plait, recommence tout et raconte-le-moi encore pour une mille et unième fois. (C’est inévitable, je dois te parler pour le savoir). C’est comme une vague de souvenirs qui passent en rafale devant mes yeux. C’est bizarre, tu es là, je suis là, je nous vois, mais je ne ressens pas la moindre impression d’appartenir à ce monde...
***
 ..."J’ai commencé à prendre de longues marches en solitaire pour ne pas rester à la maison. Quelque temps après, l’automatisme de marcher avait exercé sur moi un pouvoir hypnotique. (Je parcours les rues de cette ville. Je dévide chaque chemin possible. J'essaie de laisser une portion de moi dans chaque carreau. J'ai l'espérance de pouvoir rester dans tous ces sentiers comme un passant éternel et infini. En suivant mes pas, peut-être, tu trouveras une portion de moi. Peut-être même que tu découvriras l'essence qui régit mon être)"...
L’homme s’endormira. Il rêvera des vestiges d’un bateau échoué dans une avenue désolée. Il se verra descendre et marcher les rues de cette ville étrange qui est la sienne.

…"La profondeur de la nuit m’appelle de ses voix portées par le vent. J’entends des mots incompréhensibles dans la distance. (Une ville déserte s’ouvre devant moi. Je la reconnais, mais je ne l’ai jamais vue de mes propres yeux. Les voix disparaissent. Cette ville se sature d’espaces oubliés et le vent salé la dévore lentement)"…
***
..."En même temps que je m’éloignais physiquement de chez moi, ma pensée s’éloignait de moi. (Rentre dans les marécages de l’oubli). Plus j’avançais dans le vaste champ de ma mémoire, plus ma pensée s’enterrait dans une boue épaisse de souvenirs"... 

..."(Un lugar se crea ante mis ojos. Al verlo, descubro infinitas variables de mí mismo. Debo recorrerlo, sentir que esas presencias me son tan propias como la sal lo es a las lágrimas. De esta manera, tal vez encuentre mi propio equilibrio)

Un endroit se crée devant mes yeux. En le regardant, je découvre des infinies variables de moi-même. Je dois le parcourir, sentir que ces présences me sont si propres comme le sel l’est aux larmes. De cette façon, peut-être je trouverai mon propre équilibre"...
***
…"Tous ces souvenirs semblent si réels… Je me demande comment je suis arrivé à ce point de ma vie où tout paraît être si stagné que je ne vois pas le temps passer. Chaque instant me semble ne pas être relié à celui qui vient de passer. Je ne pourrais pas affirmer qu’est ce que je ferai plus tard. Je deviens si lourd que je m’enfonce dans les profondeurs de mon être et je perds contact avec le monde. Je sais que ça n’a pas toujours été ainsi. En pensant à mes années de jeunesse, je vois de grands rêves et d’énormes désirs. Maintenant, je ressens cette pesanteur"...
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